Nadia Essalmi est une femme de cœur et d’engagement. Une fonceuse qui ne se pose pas mille questions en amont mais qui agit pour faire bouger les lignes et surtout pour apporter aux autres. C’est aussi une grande rêveuse qui suit son cœur, mais n’est-ce pas le moteur pour innover et avancer ? Editrice jeunesse, promotrice culturelle, militante associative, Nadia est sur tous les fronts quand il s’agit de défendre et valoriser le livre et la lecture au Maroc. Propos recueillis par Agnès Debiage, fondatrice d’ADCF Africa.
Le 05/12/2023 à 13:07 par Agnès Debiage
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Publié le :
05/12/2023 à 13:07
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Nadia Essalmi et moi nous nous connaissons depuis pas mal d’années, elle éditrice au Maroc, moi alors libraire en Égypte. J’aime sa personnalité et sa dynamique. Elle parle de manière franche même si cela ne plaît pas. En novembre, je l’ai retrouvée au 1er Salon du Livre jeunesse du Maroc (Casablanca) et elle ne change pas. Toujours le même dynamisme, le même engagement, le même franc-parler et… toujours des projets en tête.
Agnès Debiage : Comment ont démarré les éditions Yomad ?
Nadia Essalmi : Au départ, j’étais enseignante dans une école d’ingénieurs et il y avait une petite cellule d’édition où je suis rentrée en tant que correctrice. Cela m’a transmis le virus de l’édition. Puis j’ai travaillé à l’AMPL (Association marocaine des professionnels du livre) et de là, j’ai tissé un réseau et mieux compris le monde de l’édition au Maroc. En parallèle, je m’occupais d’une revue culturelle et littéraire marocaine et cela m’a aussi ouvert de belles portes.
J’ai fait mon premier Salon du Livre à Paris où tous les éditeurs marocains étaient regroupés dans un seul stand. Ma surprise a été que nous n’avions pas un seul livre pour enfants alors qu’il y avait une réelle demande. Le déclic s’est opéré à ce moment-là. C’était en mars 1998. En août de la même année, je créais les éditions Yomad.
J’ai eu la chance de rencontrer l’écrivain marocain Driss Chraïbi (j’avais fait mon mémoire universitaire sur son œuvre) à qui j’ai raconté mon projet éditorial. Enthousiasmé, il me répondit : Je serai ton premier auteur. C’est ainsi que j’ai démarré mon catalogue avec 3 titres de cet écrivain renommé. Cela a été un coup de pouce énorme car, grâce à cela, Yomad s’est vite fait connaître. La grande aventure était lancée.
En lançant Yomad, quels étaient vos objectifs et quelles valeurs vouliez-vous mettre au cœur de votre ligne éditoriale ?
Nadia Essalmi : Cette question est essentielle pour moi. Les librairies marocaines avaient un large choix de livres pour enfants mais tous ces titres étaient importés, ce qui signifiait en même temps des cultures importées. Or, ce qui m’importait, c’était donner à l’enfant marocain des livres qui parlent de sa culture, de son quotidien, de ses références… Je voulais que l’enfant puisse, lorsqu’il lit un livre, imaginer l’histoire en la remettant dans un contexte qui lui est familier.
Mon souci premier était là. J’ai donc commencé par éditer des contes car nous avons un trésor inestimable au Maroc, or la génération qui détient ces histoires est en train de s’éteindre doucement et il y avait pour moi, une forme d’urgence. J’ai aussi élargi ce champ aux personnages historiques qui ont marqué le Maroc ou le monde arabe. Puis, j’ai ensuite publié un livre d’anciennes comptines que nous avons eu du mal à collecter car les gens ne s’en souviennent plus.
Bref, j’essaye à mon petit niveau de sauver ce qui peut l’être de ce patrimoine oral. J’étais la toute première maison d’édition jeunesse du Maroc. Je produis 3 à 4 nouveautés par an, ce n’est pas grand-chose par rapport aux besoins du marché. D’autres éditeurs ont suivi, Yanbow el Kitab est arrivé 8 ans après et des éditeurs plus généralistes ont commencé à éditer des titres jeunesse.
Comment a été accueillie cette nouvelle production marocaine qui n’existait pas jusqu’alors ?
Nadia Essalmi : Bon, disons les choses telles qu’elles sont. La réaction n’était pas à la hauteur de mes attentes. J’ai pensé qu’en créant Yomad tout le monde allait se jeter sur mes livres (rires). Non, cela n’a pas fonctionné ainsi. J’ai réalisé qu’il y avait tout un travail pédagogique à faire en parallèle. C’était une nouveauté, or les esprits étaient formatés par d’autres styles de livres. Il a donc fallu faire un énorme travail de sensibilisation. J’étais à mille lieues du Petit Poucet et de Walt Disney !
Lorsque j’ai pris conscience de cela, je me suis mise à faire des tournées dans les écoles, j’organisais aussi des séances de lecture gratuites, je dialoguais beaucoup avec les parents, avec le corps enseignant… Pendant un an, j’ai fait à la radio la lecture du conte. Parler du livre, donner une place au livre (qu’il n’avait pas au Maroc) ont fait partie de mon quotidien. Aujourd’hui, nous avons fait un bond énorme et la production marocaine tient la route. Pourtant il faut toujours tenir compte du prix du livre, c’est le nerf de la guerre !
Le livre marocain doit pouvoir rester accessible aux familles de notre pays qui ont souvent de petites bourses. Le ministère de la Culture aide avec des subventions qui permettent de faire baisser un peu le prix du livre. Les salons aussi jouent un rôle essentiel car ils me mettent en relation directe avec les jeunes lecteurs et avec les parents. Mais, en même temps, ils me confrontent parfois à une édition pas chère et de piètre qualité, ce qui déstabilise le lecteur qui ne comprend pas toujours pourquoi de telles différences de prix existent.
Pour ma part, je refuse une discrimination entre les enfants, ils ont tous le droit de lire de bons et beaux livres, il n’y a pas de raison que celui qui n’a pas les moyens lise des livres médiocres. Donc je fais tout pour que mes livres soient beaux et abordables. Il est aussi essentiel de développer le goût de l’esthétisme chez l’enfant.
J’en veux à nos médias car il n’y a aucune émission littéraire à l’endroit des enfants et jeunes à la télévision marocaine alors que toutes les familles ont une télévision voire même deux. Cela fait des années que j’en parle, peut-être que le message sera un jour entendu.
Comment voyez-vous l’évolution du livre au Maroc ?
Nadia Essalmi : Il y a encore beaucoup à faire dans le domaine de la jeunesse, ce ne sont pas juste deux maisons d’édition spécialisées qui vont réussir à changer la donne à elles seules. Il ne faut pas oublier que 50 % de la population marocaine est jeune. Le ministère de la Culture fait ce qu’il peut. Mais la façon de faire doit être revue. Je reste persuadée que les éditeurs de livres jeunesse ne doivent pas être mis sur le même niveau que les éditeurs qui font des ouvrages pour adultes.
Pourquoi ? Parce que nos livres coûtent beaucoup plus cher à produire que le roman ou l’essai. J’aimerais que le traitement réservé au livre jeunesse soit spécial. Par ailleurs, je reste persuadée que si nos livres étaient bien distribués partout, dans une vraie démarche professionnelle, les résultats seraient nettement meilleurs. C’est toute la chaîne qui est à questionner. Il n’y a pas de bons diffuseurs au Maroc.
Ensuite, comment le distributeur fait-il son travail ? Très souvent, il se limite à livrer des cartons. Après, le libraire en fait ce qu’il veut, l’expose, l’ouvre, ou bien le met dans un coin sans s’y intéresser. Moi je suis choquée après 25 ans d’existence d’entendre des libraires me dire « Ah, Yomad, je ne connais pas ! ». Cela signifie qu’il y a un vrai problème dans cette chaîne du livre.
Par ailleurs, un autre élément important entre en ligne de compte. Nos livres ne coûtent pas cher, cela signifie que la marge du distributeur et du libraire restent minimes et cela peut ne pas motiver ces deux maillons. Mais je me dis qu’il faut investir sur la quantité. En effet, s’ils étaient mis en avant et comme ce sont des livres à petit prix, les librairies pourraient en vendre beaucoup plus. Cela m’énerve toujours lorsqu’on me demande où peut-on trouver les ouvrages de Yomad, que je réponds naturellement « en librairie » et que je m’entends dire qu’ils n’y sont pas.
Imaginez, nous ne sommes que 2 éditrices marocaines spécialisées dans la jeunesse… Ce n’est pas comme si nous étions 200 perdues dans la masse. Cette problématique est un cercle vicieux. Si la question de la diffusion distribution n’est pas résolue au Maroc, cela aura un gros impact sur les lecteurs de demain.
Mais vous êtes aussi très active dans la promotion de la lecture auprès des enfants. Racontez-nous ce que vous avez initié ?
Nadia Essalmi : J’ai initié Lire pour grandir qui est une activité de lecture gratuite pour les enfants tous les dimanches matin. De 11h à 13h, enfants et parents viennent nous retrouver. Cette activité a eu tellement de succès qu’elle a été dupliquée dans 15 villes du Maroc. De mon côté, je fais de la collecte de livres, ce qui me permet de présenter des livres gratuitement pour les lectures.
Dans tout cela, je ne vends pas de livres mais je donne de mon temps pour partager cette passion et surtout la communiquer. Je ne peux pas la transmettre à tous les enfants mais je me dis que s’il y a 100 enfants et que j’en accroche que 10, ce sera déjà bien. Ces enfants-là, ils viennent me voir tous les ans dans les salons du livre, ils grandissent mais continuent à venir pour le livre. Quand je vois cela, je suis satisfaite que ma petite initiative a eu un impact. C’est magnifique pour moi mais aussi pour la société, car un enfant qui lit, c’est un enfant qui pense, qui voudra construire un Maroc moderne et surtout un Maroc de culture.
Racontez-moi l’aventure du grand festival Littératures itinérantes ?
Nadia Essalmi : Le Festival Littératures itinérantes, c’est vraiment ma fierté. Je l’ai initié sur un coup de tête. Il y a quelques années, je suis allée visiter la Marina de Rabat (Salé) que je ne connaissais pas bien, et il y avait des ateliers d’artistes. L’endroit était magnifique. J’ai fait le tour des artistes et je leur ai demandé : si je leur amenais des écrivains, est-ce qu’ils seraient prêts à leur offrir un café pendant qu’ils dédicacent leurs livres ?
Je n’avais pas d’idée précise du comment, mais une grande envie d’essayer quelque chose. Bâtir un pont entre l’art et la littérature. Beaucoup d’artistes étaient d’accord. Alors en arrivant chez moi, j’ai fait un post sur Facebook en proposant à des auteurs de participer à une date précise. Je ne réalisais même pas le travail que cela allait entraîner derrière. Les auteurs ont commencé à s’inscrire, 10, puis 20, puis 30 et à 40, j’ai dit : on arrête. Donc, 40 auteurs marocains ont été programmés pour cet événement. Et là, j’ai commencé à me demander comment j’allais gérer cela, où j’allais les mettre… Je suis allée voir le ministère de la Culture qui m’a fourni les autorisations pour l’événement dans ce lieu, des chapiteaux pour abriter les auteurs.
C’était en 2017. C’était presque du bricolage. J’ai organisé la rencontre en 3 semaines. Nous avions un monde fou, douze ministres, le conseiller du Roi, sans inviter personne officiellement. Là, j’ai vu un rêve se réaliser : une file pour les dédicaces. Moi-même, je n’y croyais pas, mais les réseaux sociaux ont tellement bien fonctionné, nous étions plus de 3000 ce jour-là. Le lendemain, les gens continuaient à venir en pensant que cela durerait plusieurs jours. Ils réclamaient une deuxième édition. Et là, nous avons créé une association pour porter ce beau projet. C’est un énorme travail en amont et la préparation se décline sur une année.
Maintenant, Littératures itinérantes a pris de l’ampleur et chaque année nous changeons de ville. 40 écrivains du monde entier se retrouvent au Maroc pendant deux jours. L’événement est très couvert par les médias nationaux et internationaux. Ce festival a pris sa place dans le paysage marocain, africain et international.
Vous avez initié également un programme dédié aux prisonniers. De quoi s’agit-il ?
Nadia Essalmi : Oui, avec Littératures itinérantes, on va aussi dans les prisons à la rencontre des personnes incarcérées. On amène un écrivain ou une écrivaine pour une rencontre, et en même temps, on fait un don de livres (la dernière fois, nous avons fourni 5000 livres pour alimenter les bibliothèques des prisons). Émotionnellement, ces rencontres en milieu carcéral sont très fortes. Car tu viens d’un monde libre dans un monde fermé. Tu amènes avec toi de la liberté.
Les prisons ont tellement évolué (j’en ai été surprise) : on peut faire une rencontre dans une prison qui est projetée en visio-conférence dans plusieurs prisons du Maroc. Donc il y a une vraie interaction, les personnes emprisonnées posent des questions de toutes les prisons connectées. En amont, le livre de l’auteur est distribué dans ces prisons et lu. Ainsi ils peuvent réellement se préparer à cette rencontre. C’est très émouvant, d’écouter les réactions de prisonniers nous dire : « Pendant deux heures, vous nous avez ouvert les portes de la prison ». Encore une magie du livre ! Le livre, ça libère, c’est de la liberté, et il n’y a plus de frontières.
Quelles sont vos relations en tant qu’éditrice avec le reste de l’Afrique ?
Nadia Essalmi : Cela fait quelques années que je trouve dommage que l’on n’ait pas de livres africains au Maroc. Nous sommes des Africains et nous partageons énormément de choses avec le reste du continent, que ce soit notre culture, nos traditions, notre religion. Mais il manque un bâtisseur ou une bâtisseuse qui va bâtir des ponts. La culture ne doit pas avoir de frontières parce que les idées ont beau être parfois interdites, elles circulent. Je pense qu’il faut créer quelque chose, je ne sais pas sous quelle forme, mais il est temps de créer des liens forts entre les éditeurs d’Afrique pour mieux travailler ensemble.
Crédits photo : Nadia Essalmi
2 Commentaires
Hermann Labou
06/12/2023 à 11:12
J'apprends beaucoup sur la chaine du livre jeunesse au Maroc. Je constate aussi que les problèmes sont les mêmes dans toute l'Afrique. Il est dès lors nécessaire comme elle l'a dit vers la fin de son interview de travailler ensemble, créer des ponts et trouver des solutions ensemble pour venir à bout des difficultés liées à la promotion du livre jeunesse en Afrique.
Alexis Logié
29/01/2024 à 09:41
Nadia a un rapport particulier avec les auteurs, ne jugeant pas forcément indispensable de les prévenir de ce qu'elle fait avec leurs œuvres.
Et je suis bien placé pour le savoir.