Paul-André Lesort (1915-1997) aurait pu intituler son cinquième roman L’emprise, mais il a choisi un titre plus incisif : Le fer rouge. Paru en 1957, l’ouvrage de ce romancier étiqueté « grand écrivain catholique » choqua autant les lecteurs que la critique, à quelques rares exceptions près comme Jean Cayrol (« Ce n’est pas un spectacle auquel il nous convie,...mais une quête, une aventure avec « risques et périls»... Son honneur est de déranger et de se déranger...Beaucoup n’ont pas compris la route surprenante qu’il put choisir sans avertissement »). Par Marie Coat.
Le 30/07/2023 à 10:05 par Les ensablés
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30/07/2023 à 10:05
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Car sur un sujet dont, de nos jours, s’emparent les médias, mais tabou à cette époque, Lesort écrit un court roman qui décortique précisément et avec une remarquable justesse les étapes d’un effrayant processus, de l’amour fusion à la domination-dépersonnalisation. On peut comprendre que dans le contexte socioculturel des années 50 et en particulier dans le milieu traditionnel de l’auteur, le livre ait reçu un accueil des plus frais.
S’il est né à Granville fin 1915 dans une famille nombreuse de la bourgeoisie, Paul-André Lesort a vécu la quasi-totalité de sa vie à Versailles : études de droit et d’économie, mariage, quatre enfants… Officier en 39/40, il est fait prisonnier et côtoie, pendant sa captivité de 5 ans en Poméranie, un groupe d’intellectuels (Ricœur, Ikor…). C’est alors qu’il écrit la majeure partie de son premier roman, Les reins et les cœurs (que Dieu seul sonde). Publié en 1947, il sera couronné par l’Académie française du prix Barthou distinguant les jeunes talents (le grand prix du roman allant à Philippe Hériat pour « La famille Boussardel »). Il recevra pour d’autres romans diverses récompenses littéraires (Le vent souffle où il veut paru en 1954, Né de la chair en 1951, La vie de Guillaume Périer en 1965, Après le déluge en 1977).
Parallèlement à sa collaboration à la revue Esprit et à ses fonctions de conseiller littéraire au Seuil, Paul-André Lesort milita dans les mouvements chrétiens, en faveur notamment de l’œcuménisme. Encensé par Mauriac et Gabriel Marcel, il reçut le grand prix catholique de littérature en 1955. Son œuvre est en effet irriguée par une foi chrétienne profonde, où la Grâce permet aux personnages de transcender les épreuves de la vie : au romancier d’être « un médiateur de la miséricorde divine ».
Atypique dans l’œuvre de Lesort, Le fer rouge est dense et percutant : au long de neuf journées d’absence de son mari, parti en voyage professionnel, son épouse lui écrit une lettre aussi décisive que circonstanciée qui commence par une tendre apostrophe, « Mon amour... »
Mais quel amour ? Celui dont elle dissèque les ressorts mortifères, ausculte les fins ténébreuses et dépèce les angoissantes manipulations nous glace : « J’ai cru que t’aimer ne voulait rien dire d’autre qu’aimer ces coups que tu me portais. » Avec courage et persévérance, malgré sa profonde détresse, sa peur, sa honte, elle analyse avec une précision croissante d’entomologiste l’évolution de sa relation totalement déséquilibrée avec ce mari qui, sous des dehors charmeurs, s’avère être un monstre. « Dix ans que j’ai été ta chose, mais je ne le savais pas. »
Jeune peintre de 24 ans et mère (abandonnée) d’un petit garçon, elle l’a rencontré dix ans auparavant dans une soirée et a tout de suite remarqué ce bel homme de haute stature, qui écoute autrui de « manière attentive et impérieuse », avec un irrésistible sourire. Mais, lui précise-t-elle : « Je ne saurai jamais pourquoi tu m’as parlé… Chaque fois que je te l’ai demandé, tu m’as donné une réponse différente. » Commence alors une histoire idyllique de passion amoureuse qui va, au fil des années, entraîner la jeune femme dans la spirale infernale d’une relation hypnotique et délétère qui la vide peu à peu de sa substance, de son essence.
C’est sans concessions, avec une douloureuse lucidité, qu’elle scrute ce rapport d’une toxicité telle que se supprimer est la seule porte de sortie : les dégâts psychiques lui semblent en effet irréversibles et sa vie est dorénavant trop mutilée, effondrée, pour envisager de la reconstruire. « Ma mort va te rendre enfin propriétaire, sans le moindre doute maintenant, sans le moindre partage, d’un être qui ne possédait déjà plus rien lui-même. »
Dès une première période d’idéalisation — certes excessive — de cet homme séduisant, voire fascinante, elle l’a laissé exercer sur elle une influence tout d’abord agréable et flatteuse, mais qui a assez rapidement évolué en manœuvres persuasives, paralysant progressivement sa volonté. « Il est vrai que tu me rendais éperdue d’admiration, d’humilité, de reconnaissance. » C’est ainsi qu’elle a abdiqué toute velléité d’autonomie d’action ou de réflexion, s’en remettant toujours à la volonté de ce Simon qui la convainc grâce à son « ton d’intérêt et de persuasion qui a suffi si souvent à vaincre ma peur, à éteindre ma colère... Tu aimes persuader, tu sais le faire ».
Sous le masque de l’amour, sans le moindre scrupule, il a toujours su la manipuler afin qu’elle se comporte à sa guise à lui et non selon son inclination spontanée, régentant son présent, traçant son avenir et détruisant son passé « Comme tu l’as nettoyée, ma mémoire ! », « Tu m’interdisais le passé ; car le passé n’était pas tout entier fait de toi. »
Et le diagnostic dressé pendant ces neuf jours est pire encore. « Tu m’as détruite plus soigneusement encore que je ne le pensais. » Elle réalise que le but final poursuivi par Simon est d’avoir tout pouvoir sur elle en lui niant toute altérité, toute personnalité et que, depuis le début de leur relation, il a fait preuve de machiavélisme, repérant en elle une personne vulnérable en quête de reconnaissance, sujette à dévalorisation et culpabilisation (mauvaise relation avec sa mère, enfant hors mariage et ex-compagnon volatilisé, situation professionnelle instable...).
Après avoir créé un lien empathique en se présentant sous un jour qu’il savait attirant pour elle, il a su exploiter ses failles, ses carences, ses angoisses, ses doutes... Il a mis son intelligence, son intuition et son charisme au service d’un dessein d’asservissement, en toute amoralité (« Tu ne sais que piller »). Et son intelligence à elle, son intuition, sa volonté se sont révélées impuissantes à enrayer ce processus invasif — bien au contraire — depuis « le geste initial qui m’avait fait détruire, avec mes toiles, un autre monde où tu n’étais pas tout ». « Chaque jour, ton pouvoir naissait de ma servilité. »
Le plus souvent par petites touches savamment distribuées — messages contradictoires déstabilisants, pressions psychologiques retorses, manifestations de jalousie ou de mépris, chantage, humiliations — qu’il prend soin d’alterner avec des instants tendres, voire radieux, il a neutralisé sa volonté et ses désirs, brouillé son jugement, tué son esprit critique et confisqué sa liberté : « Ta volonté devait s’inscrire dans ma conscience même et plus encore, l’annihiler pour en prendre la place. ». Violence subtile, euphémisée, mais aussi, parfois, violence physique dans ce qui est devenu un enfer conjugal : « Tes mains serrent mes épaules, m’immobilisent et je ne sais me débattre. »
Ce chemin de croix, ce vol par effraction, elle ne peut l’identifier et en décrire les étapes qu’au prix de l’épuisement, alors qu’elle n’est plus que l’ombre d’elle-même. Dans une servitude apparemment volontaire et consentante, elle s’est laissé dépouiller de son indépendance matérielle et financière, emprisonner — après un déménagement imposé et soudain — dans une charmante maison perdue dans la verdure et cachée par les arbres (« Tout de suite, tu as fait élever une rangée de fils de fer barbelés, tu voulais interdire le terrain, tu as enfermé l’espace. »).
Il l’a progressivement coupée de son passé — de son fils, de sa mère pourtant peu susceptible d’être une rivale —, voire de ses quelques rares et lointains voisins (une simple conversation avec un fermier peut déclencher une scène qui la terrifie : elle a toujours peur de mal agir, d’être réprimandée et elle a honte d’être aussi peu à la hauteur : « Je revois ce mouvement de concentration de tout le visage... partagé entre les moyens de détruire, entre les plus rapides et les plus efficaces. »).
Tout peut être prétexte à la mettre mal à l’aise, à la culpabiliser « Sous la brûlure de tes questions, je cherchais en moi la certitude de ma faute »... « Au lieu d’être désormais ta joie et ta certitude, je me sens maintenant le fardeau de ta vie ». Le doute la ronge, car c’est elle qui doit endosser la responsabilité des obstacles à l’accomplissement d’un amour parfait, « cet amour qui ne pouvait être quelque chose qu’à la condition d’être tout ».
Leur univers « ne pouvait connaître que le don sans réserve et sans recours… contre l’apparent bonheur, fait de lassitude, de scepticisme et de désespoir dont tu me disais la morne horreur ». Mais mieux vaut accepter passivement les conflits, les reproches — « acide qui ronge sa vie » — qu’encourir le risque d’une issue potentiellement pire pour elle. Lasse d’avoir à affronter ses doutes, dans le déni d’un comportement tyrannique auquel elle trouve des excuses, elle laisse Simon penser à sa place (« Avons-nous voulu la même chose ? » « Ton attente devenait ma pensée et ton désir, ma croyance ») : il peut sans crainte la laisser seule dans sa maison-prison (« Et que t’importe de me voir ? Ce que tu veux, c’est me posséder. »).
Puisque, comme sous anesthésie, elle n’a plus goût à « la simple joie de respirer », lui reste la rébellion ou la mort « Comme c’est simple de ne plus exister. Et, surtout, de ne plus voir exister. Combien ta vie va en être simplifiée ! » « Je n’ai plus rien à donner, et ce que j’ai donné ne pourrait plus que dépérir. » Mais il lui faut surtout mettre fin à cette fusion pathologique qui l’a menée à la dépendance, à l’enfermement, à la perte de soi (« C’est moi-même toute entière qui ressemblais à ce que tu voulais… tu t’es étendu en moi, et je n’ai plus été que ton espace »), à la peur sourde et permanente (« Ton émotion m’a atteinte d’un coup, j’ai senti passer en moi ce même courant d’angoisse que peut faire naître un craquement soudain dans la nuit » ou « Quelle paix de penser que plus jamais, je ne serai ce gibier que tu forces au fond de moi-même, où m’assaille cette peur à la fois d’être prise et d’échapper »).
Dans sa quête obstinée des ressorts de cette mécanique infernale, elle se rend enfin compte que l’homme qu’elle a mis sur un piédestal est dépendant de ce « combat qui faisait ta jouissance, ta joie, ta raison d’être » : « Ta souffrance ne se nourrissait que de ce qu’elle attendait de moi, bien au-delà des usages et des lois. » L’image séduisante qu’il présente, son acharnement à marquer son emprise ne visent qu’à compenser un manque d’estime de soi et de confiance en lui : « Quand je croyais que tu me faisais retrouver le sens de ma vie, c’est le sens de la tienne que je te rendais. »
Il en est de Simon comme de Valmont qui, comme l’écrit Choderlos de Laclos, ne veut « surtout ne jamais être séduit ; ne jamais être conduit en un lieu où on ne voudrait pas aller ». Pire — mais éclairant — : « Tu hais les femmes, Simon, et tu ne le sais pas. Tu les hais d’exister par elles-mêmes… De n'aimer pas seulement être aimées et de pouvoir le refuser…. Il n’y avait pas seulement en toi la haine, Simon, mais le mépris. » Et si le premier mariage de Simon fut de courte durée, c’est que « tu découvrais l’erreur d’avoir voulu vivre avec un être ayant d’autres ressources que celles qu’elle puiserait en toi ».
Neuf jours de réflexion pour enfin se révolter et prendre une décision salutaire et spectaculaire venant clore une décennie de relation toxique : « Tu étais mon créateur, mon sauveur, mon dieu. C’est ainsi que dix ans je t’ai vu, Simon ! C’est ainsi que dix ans tu t’es vu dans mes yeux ! ».
Soixante-six ans après sa publication, ce livre poignant n’a rien perdu de sa force. Il se lit d’une traite, à l’encontre du constat lucide de son auteur : « C’est si facile de fermer un livre. Le romancier ne peut rien contre ce geste. »
1 Commentaire
Zoé
30/07/2023 à 11:30
Très émouvant