Si le nom de Georges Darien (1862-1921) ne vous évoque rien, c’est que vous n’avez lu ni Biribi ni Bas les cœurs ... ni surtout Le voleur, mais peut-être avez-vous vu l’adaptation qu’en fit Louis Malle en 1967 dans son film éponyme ? Ou la bande dessinée de Bernard Seyer en 1986, presque un siècle après la parution, en 1897, du roman d’origine (le premier d’un cycle intitulé Comédie inhumaine qui ne connaîtra qu’un second opus, L’épaulette). Par Marie Coat
Le voleur est emblématique du combat de toute une vie, celui que Darien mena vigoureusement contre l’ordre établi. Révolté de la première heure — contre son milieu de petits commerçants parisiens, son acariâtre marâtre, les institutions religieuses... —, il s’engage volontairement dans l’armée à 19 ans. Forte tête, il s’y fait remarquer pour son indiscipline, passe en Conseil de guerre et est envoyé dans un des terribles bataillons disciplinaires qui seront dissous en 1910 (expérience d’une insoutenable violence qu’il décrira dans Biribi).
Rentré à Paris en 1886, il publie Bas les cœurs dont l’intrigue, qui se passe pendant La Commune, met en exergue les manœuvres d’une bourgeoisie cupide s’alliant aux Versaillais. S’ensuit une période assez trouble de quelques années pendant laquelle il fait de fréquents séjours en Angleterre, en Belgique… Le romancier écrit pour le théâtre et tâte aussi du journalisme, en collaborant à des publications anarchistes. Après L’en-dehors, dont il cerne vite les travers (allant jusqu’à se battre en duel avec le rédacteur en chef…), il lance en 1898 L’escarmouche, qui fait long feu.
Puis ses lecteurs le retrouvent dans un journal de propagande pour un congrès antimilitariste prévu en 1904, qu’il intitula L’ennemi du peuple (si « le peuple a des amis, qu’il les garde, ils sont généralement dignes de lui... L’abominable et tyrannique soumission populaire a pu avoir jusqu’ici des excuses : l’ignorance, l’impossibilité matérielle d’une lutte. Aujourd’hui, le Peuple sait, il est armé. Il n’a plus d’excuses »).
Darien y tire à boulets rouges sur les — ismes de tous bords, les francs-maçons et les jésuites, les romanciers tous styles confondus, les politiques adulés — Clémenceau, « phoque libérâtre » —, les agitateurs (traitant l’une des figures de l’anarchisme de « gluante fripouille illettrée ») : le journal n’a pas survécu aux saillies vengeresses du diable exterminateur…
Toujours dans la même veine, il publiera d’autres romans (L’épaulette, La belle France), des pièces de théâtre et disparaîtra dans une totale indifférence en 1921. On ne peut s’empêcher, à la lecture du Voleur, d’avoir en mémoire ces quelques repères biographiques. Le récit commence et se clôt dans une chambre d’auberge, celle où le romancier découvre le manuscrit de Georges Randal, un cambrioleur qui y a laissé sa valise.
Fils et petit-fils choyé d’une famille unie et aisée, promis à une vie confortable, l’adolescent Randal se retrouve, à la mort de ses parents, sous la tutelle d’un oncle malfaisant, cauteleux et boursicoteur, « brute trafiquante à l’égoïsme civilisé », qui va lui voler son héritage. Commence alors pour le jeune homme un processus de révolte contre les rouages — éducatifs, économiques, financiers... – d’un système bourgeois entaché d’immoralité.
De volé, Randal devient voleur : « Le voleur, c’est l’Atlas qui porte le monde moderne sur ses épaules, c’est lui qui maintient le globe en équilibre : c’est lui qui s’oppose à ce que la terre devienne définitivement un grand bagne dont les forçats seraient les serfs du travail et dont les garde-chiourmes seraient les usuriers. »
Et, comme il l’écrit sans vergogne : « J’ai peur d’être un pauvre et j’aime l’argent. Oui, j’aime l’argent ; je n’aime que ça. C’est l’argent seul, je l’ai assez entendu dire, qui peut épargner toutes les souffrances et donner tous les bonheurs ; c’est l’argent seul qui ouvre la porte de la vie, cette porte au seuil de laquelle les déshérités végètent ; c’est l’argent seul qui donne la liberté. »
Dans une société dont il se joue des codes de conduite, au fil de nombreuses rencontres de hasard, péripéties, rebondissements et coups de théâtre — à ne pas dévoiler ici sous peine de dénaturer la veine feuilletonesque d’un roman de presque 500 pages ! – il va, sous couvert de l’honorable profession d’ingénieur, assurer sa subsistance, voire notablement s’enrichir grâce à l’argent et aux titres dérobés aux nantis à Paris, Londres ou Bruxelles.
Paré de la trouble séduction du dandy cambrioleur, navigant entre pègre et bonne société, il rencontre un réseau d’honorables citoyens ou femmes du monde respectés qui exploitent la crédulité d’autrui sous couvert de morale voire d’altruisme : entre cambriole risquée et vol légal organisé, quel est fondamentalement le plus répréhensible ? À qui l’honnêteté profite-t-elle ? Quelles sont les limites de la « débrouille », qui sera le plus floué ? L’important, dans cette société malsaine où l’appât du gain prospère et où « les loups ne se mangent pas entre eux », c’est d’être suffisamment prudent et manœuvrier, voire intelligemment magouilleur : l’honnêteté ne paie pas et il ne faut surtout pas que les masques tombent.
Dans cette galerie farcesque, truculente et jubilatoire riche en portraits à charge, personne ou presque ne sort gagnant. C’est un Darien rageur, dégoûté du monde qui cartonne avec verve, pastiche avec panache, fustige sans pitié, épingle en entomologiste les multiples travers, lâchetés et servitudes d’un monde incurable. Ce n’est pas l’appât du gain qui motive ce Randal nihiliste profondément révolté par le soi-disant ordre des choses.
Dandy à la Lupin, avec des embardées ubuesques et des saillies dignes d’Allais, Randal affirme crânement son choix existentiel : « Il y a des voleurs qui remettent tout en ordre dans les maisons qu’ils visitent. Moi, jamais. Je fais un sale métier, c’est vrai ; mais j’ai une excuse : je le fais salement. » Et s’il fulmine contre les méfaits des politiciens véreux et d’une classe dirigeante à la moralité décadente, il ne s’en prend pas moins aux effets de manche et larmes de crocodile d’une intelligentsia autocentrée peu au fait de la réalité et d’un monde politique miné par ses dissensions.
Ouvertement pamphlétaire, le propos est aussi critique envers la classe populaire, qui ne sait jamais tirer les leçons de précédents fiascos révolutionnaires et scandales politico-financiers. Et si Randal est un voleur qui a l’honnêteté de s’admettre comme tel, il ne manque pas d’autodérision et sait diagnostiquer les limites de sa position existentielle (« les vices des canailles ne valent pas mieux que ceux des honnêtes gens »).
Menant son intrigue rocambolesque sur fond de jeu de massacre, Randal constate amèrement que « la propriété, c’est le vol : plus on a d’argent, plus en veut, ce sont quelques familles qui possèdent tout et les autres sont condamnés à vivre dans la misère. La société est fondée sur cette criante injustice, la corruption est partout, chez les politiciens, les hommes d’Église, les juges, les médecins… Les pauvres sont réduits à l’esclavage, à moins de se faire voleurs… Un voleur honnête, qui dérobe aux riches ce qu’ils volent aux autres, évitant toute violence, toute effusion de sang. Voilà après tout un métier rentable et peu nuisible à la société ».
Pourquoi ne pas choisir de vivre « libres comme l’air — l’air qu’on paye aux contributions directes » ? Renversant avec vigueur les règles d’une société qu’il méprise — et non sans humour — Randal « va à son but, non pas que le crime soit bien attrayant et que ses profits soient énormes, mais parce qu’il ne peut faire autrement. Il sent peser sur lui l’obligation morale » pour contrer ces « pépinières d’exploiteurs, séminaires de dupes, magasins d’accessoires de la maison Vidocq... »
Si ce nouveau Mandrin exècre, outre l’alliance du sabre et du goupillon, un système capitaliste gangrené par des profits aberrants fondés notamment sur la surproduction (« le voleur ne se contente pas de consommer, il gaspille. Et on lui jette la pierre. Quelle inconséquence ! »), il n’adhère pour autant à aucun idéal : « Non, pas d’idéal, d’aucunes sorte. Je ne veux pas voir ma vie obstruée par mon ombre. »
Ni socialisme — dont il brocarde les travers, quand il ne critique pas l’hypocrisie des caciques qui le promeuvent — ni même anarchisme : par amour de la liberté pure, il rejette tout militantisme forcément destiné à un dévoiement profitant à quelques-uns et, finalement, au triomphe de la sempiternelle bêtise. Et bien sûr, la piètre condition féminine n’échappe pas à sa mordante lucidité : épouse légitime ou demi-mondaine, maîtresse ou servante, la femme est un actif patrimonial dépendant qu’on prostitue, au mieux des intérêts patriarcaux.
Pour chaque individu, seule compte la nécessité de maîtriser sa destinée, de ne pas rentrer dans le moule des conventions sociales, en faisant fi de conditionnements qui l’écrasent dès sa prime enfance. Randal sait toutefois que la radicalité de ses choix l’expose à des risques majeurs et qu’il lui est difficile, voire impossible, de nouer de réelles amitiés ni, surtout, une relation amoureuse sincère et durable ; son insoumission sans faille et son indignation sans concession le vouent inéluctablement à la solitude.
Derrière l’ironie et le cynisme, sous le propos percutant du moraliste, perce la mélancolie de Randal. La potion est amère et c’est avec désarroi qu’il conclut son journal : « J’ai voulu vivre à ma guise, et je n’y ai pas réussi souvent. J’ai fait beaucoup de mal à mes semblables, comme les autres ; et même un peu de bien, comme les autres ; le tout sans grande raison et parfois malgré moi, comme les autres. L’existence est aussi bête, voyez-vous, aussi vide et aussi illogique pour ceux qui la volent que pour ceux qui la gagnent » : absurdité de la condition humaine et vaine espérance de bouleversement de l’ordre établi par des puissants qui ont toujours su, pour reprendre la formule de Lampedusa, « tout changer pour que rien ne change » (et surtout pas leurs propres acquis, à renforcer à l’occasion)...
Dans Darien le maudit, sa préface à la réédition par Jean-Jacques Pauvert, en 1955, du roman de Darien, André Breton salue le « plus rigoureux assaut contre l’hypocrisie, l’imposture, la sottise, la lâcheté » et souligne que « pour Darien, quand tombe la colère, l’homme est perdu » : « homme révolté... (Darien) a aspiré à être “l’homme libre sur la terre libre”. » Breton rejoignait ainsi tardivement Jarry, qui mentionnait Le voleur en bonne place dans les vingt-sept ouvrages de la bibliothèque du Dr Faustroll, ainsi que Rachilde ou Alphonse Allais.
On ne sait si Darien aurait apprécié de voir l’ensemble de son œuvre couronnée en 1955 par le Prix des bouquinistes, lui qui voulait faire de ses romans, pamphlets, pièces de théâtre… des projectiles « contre les murailles du capital et de la société bourgeoise » et étouffer « les bégaiements honteux de pleutres qui font les lois et des troupeaux de couards qui leur obéissent ».
Ce qui est sûr, c’est que celui qui voulait « chanter la grandeur de l'Individu et la haute majesté de la nature » n’était à son grand regret pas dupe de ses convictions, car il avait pleinement conscience que l’insoumission réelle est une utopie et la pleine liberté individuelle un mirage : « la liberté serait s’exempter de l’abîme » (P. Quignard).
Paru le 03/04/2023
486 pages
République des Lettres
23,00 €
Paru le 25/10/2023
184 pages
Culturea
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Paru le 25/10/2023
138 pages
Culturea
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